Ils sont tous morts, de Antoine Jaquier

Tout le monde n’apprécie certainement pas ce type de littérature, mais celles et ceux qui aiment accrocheront sérieusement : avec son premier roman, le nyonnais envoie du lourd.

Fin des années 80. Jack a dix-sept ans, il traine son adolescence déboussolée et languissante dans quelque village de la campagne romande, entre bar pouraves, apparts lugubres, gros joints (des trois feuilles !) et litres de bière sur fond d’AC/DC. Il fréquente des toxicos, à peine plus âgés que lui. Tous ne rêvent que de s’arracher : ailleurs, à l’autre bout du monde — ou en ville, à Lausanne, ce serait déjà ça… A la faveur de circonstances que le lecteur découvrira, ils finissent par s’envoler vers la Thaïlande, le soleil et les plages. Évidemment, et Jaquier nous l’indique dès le titre, les choses se passent mal.

Ils sont tous morts évoque avec une force narrative extraordinaire à quoi peut ressembler une descente aux enfers. La première partie, déjà passablement glauque, conserve encore quelques fragments d’innocence : c’est un peu de notre adolescence qu’on retrouve dans la vie de Jack, avec ses excès, ses doutes, ses rêves, sa naïveté. Pour peu, on s’identifierait encore à lui, on ressentirait pour cet ado quelque chose comme de la tendresse paternaliste.

L’auteur restitue brillamment ce que peut-être une jeunesse quasi autarcique dans ces villages helvétiques ou rien ne se passe jamais, ou rien ne semble prévu pour encadrer les gamins, ou seule la télévision semble offrir une fenêtre sur le monde. On imagine l’ennui, la misère ordinaire de ces campagnes proprettes… La seconde partie est plus crue : Jack découvre l’héroïne, tout retour en arrière est exclu et le lecteur, qui connaît la fin de l’histoire, n’a plus qu’à se laisser entrainer dans la spirale de la dépendance — avec un plaisir un peu coupable relevant à la fois du voyeurisme et de la perversion. L’intrigue, somme toute simple, n’est pas le plus intéressant ici : on retient surtout l’intérêt quasi ethnographique à pénétrer le quotidien de ce cercle de toxicomanes. Le regard porté par l’auteur est d’une acuité remarquable, si juste que la question de la dimension autobiographique du récit titille forcément le lecteur. Au fond, la proportion de vécu n’a aucune importance : c’est extrêmement bien écrit, on accroche tout de suite et on ne lâche plus jusqu’à la dernière page. Point.

— Tu me donnes une boulette, de quoi faire deux trois joints ? Je vais dormir chez Chloé. Tu sais qu’elle aime fumer juste avant de baiser.
Comme un con, je lui donne. Il achète quelques bières, me balance un clin d’œil et s’en va, sûr de lui.
Je suis seul au bistrot, pas de quoi boire un coup et dehors c’est la nuit. Personne m’attend nulle part, j’ai même volé ma mère. Je ne sais pas où aller. Cette satanée campagne, peut-être bien qu’à la ville, ce serait différent. J’ai 17 ans demain, même que c’est dans quatre heures. Tout l’univers s’en fout.
Je ne suis pas un hippie, je ne suis pas un vrai punk, je ne suis pas dans le rang. Je suis un moins que rien et je vous tuerai tous.

Le style de l’auteur — extrêmement oral — est d’une grande efficacité : phrases courtes, point de vue subjectif, vocabulaire adapté à l’âge du narrateur, peu de figures de style, et surtout une pointe d’humour noir — oui, on rit parfois en lisant ce livre, d’un rire grotesque et un peu gêné… Jaquier va à l’essentiel, il ne s’embarrasse pas de fioritures qui n’auraient pour effet que d’affaiblir le propos. Il réussit le tour de force de fournir près de trois cent pages sans presque aucune lenteur ni cassure dans le rythme — ça bouge et ça secoue fort, sans tomber dans les facilités d’un trash attendu et racoleur ; pour un premier essai, voilà qui est plutôt concluant. Au niveau des références, on pense à une sorte de Trainspotting vaudois. On pense aussi à l’extraordinaire « moins que zéro » d’Ellis, qui avait provoqué chez votre serviteur le même type de malaise jouissif.

On retient de cette lecture pesante l’impression de gâchis bien sûr, une grande tristesse, et le fait que tout exil est impossible, qu’on emmène toujours ses démons avec soi, ou même sur soi dans le cas de Jack. Roman de la désillusion et de la mise en esclavage, d’une noirceur totale, Ils sont tous morts est une perle de maîtrise : c’est tout à fait à propos (et ce n’est pas toujours le cas) que la presse a parlé de ce livre comme d’un des phénomènes de la rentrée littéraire romande.

Antoine Jaquier
Ils sont tous morts
L’âge d’Homme, 2013
277 pages

L’auteur :
Antoine Jaquier est né en 1970 à Nyon. Il a effectué ses écoles à la Vallée de Joux et habite Lausanne depuis une vingtaine d’années.
Dessinateur en horlogerie de première formation, il a ensuite effectué ses études dans une Haute Ecole Spécialisée de Lausanne. Assistant social et Animateur socioculturel diplômé, Antoine Jaquier a également obtenu un diplôme de Spécialiste en Management Culturel.
Il travaille actuellement en tant qu’animateur socioculturel auprès d’adolescents et met l’accent sur des projets artistiques et culturels.

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